dimanche 13 mai 2012

Les mémoires d'un arbre.

Vu mon grand âge (je ne m'en souviens même plus exactement), je voudrais, avant ma fin que je souhaite la plus tardive possible, me remémorer quelques souvenirs de ma longue vie.
Mon nom: Schinus molle, mais on me connaît  beaucoup mieux sous le nom de "faux poivrier". Je suis originaire d'Amérique du Sud, mais,  il y a des siècles je fus ramené en Europe  et je retrouvais un terroir de prédilection dans les régions méditerranéennes où je prospère toujours.

Ma vie a commencé à l'époque de la colonisation française dans une banlieue tranquille de Tunis. A l'époque, les vignes y abondaient  et  quelques colons s'y étaient installés, la terre et le relief de Mégrine-Coteaux convenant particulièrement à de vastes exploitations vinicoles.
 Je fus planté dans ce qui était alors le parc du château  appartenant  au comte de Foix, époux de la célèbre actrice Elvire Popesco. Le comte, après son arrivée dans le pays, avait fait construire  sa demeure dans le style arabo-musulman sur une colline boisée offrant une vue allant jusqu'à l'autre côté de la baie de Tunis vers Sidi Bou SaÏd et la Marsa. En ce temps-là, aucune construction ne venait gâcher la vue de ce très beau panorama : au pied du château, les vignes , le lac de Tunis et la mer.

Moi, je me trouvais à l'arrière du château dans le grand parc et mes voisins directs étaient de majestueux palmiers, des mimosas, des lauriers roses, des jasmins et des bougainvillées aux tons éclatants.
J'ai mené une vie tranquille, offrant mon ombre aux habitants du château pendant les chaudes journées de l'été tunisien. L'activité des hommes à cette époque était rythmée principalement par la culture des vignes, les vendanges et de la vinification. Je coulais des jours paisibles.

Au fil des années, la situation du pays évoluant au fil des changements de régime et de l'agitation politique, mon propriétaire a quitté le pays, le château fut plus ou moins laissé à l'abandon, le parc morcelé et les parcelles vendues afin d'urbaniser cette banlieue après l'abandon de la culture des vignes.
J'ai craint, un moment d'être abattu et de finir en bois de chauffage car la spéculation immobilière allait grandissant.
Heureusement, le terrain où je grandissais fut acheté par une famille qui privilégiait la nature et la flore à la pierre. Elle fit construire une petite maison, laissant un maximum de superficie au jardin et me permit d'ombrager sa terrasse de façade.

Mon nouveau propriétaire agença son jardin en y plantant, en plus des nombreux autres arbres qu'il a eu la sagesse de garder, quelques orangers, citronniers et mandariniers dont les fleurs embaumaient au printemps.
Moi, du fait mon ancienneté, je dominais tous ces nouveaux venus . Grâce à ma ramure imposante, je suis devenu le lieu de prédilection des occupants de la maison qui venaient paresser ou se rafraîchir à l'ombre de mes branches. J'ai ainsi pu surprendre, grâce à leurs conversations passionnées parfois, une partie de l'histoire du pays, des espoirs, des joies ou des malheurs de ceux qui l'habitaient.
J'ai ainsi vu les amours naissantes de la fille de la maison, qui sur le banc installé sous mon tronc, faisait avec son fiancé des projets de vie commune. J'ai assisté aux angoisses de ces Français, installés en Tunisie depuis tant d'années et pour qui ce pays était devenu leur patrie, à l'approche de la fin de la colonisation et de l'indépendance. Ils redoutaient une perte de leurs privilèges et un éventuel retour en France.  Quitter ce pays où ils avaient fait leur vie et qui pour certains y étaient nés étaient pour eux un crève-cœur. Et pourtant, ce jour arriva. Ils vendirent la maison qu'ils avaient construite pour une bouchée de pain à des Tunisiens qui, enfin après tant d'années de sujétion à la France, prenaient enfin vraiment et librement possession de leur pays.

Que de changements en quelques années, mais moi, j'étais toujours là, solidement enraciné dans cette terre devenue mienne. Les hommes passaient, s'agitaient, se battaient parfois (avant l'indépendance, il y eut la sombre période de la seconde guerre mondiale), la vie changeait, la banlieue paisible se peuplait, s'industrialisait même perdant ainsi une part de son charme mais je restais.

Mon jardin se transforma de nouveau selon les goûts de son nouvel occupant mais , heureusement ne perdit rien de sa superficie!
Une trentaine d'années passa .... Le modernisme s'accentuait, les constructions se multipliaient dans tout le quartier. Plusieurs de mes congénères furent abattus afin de laisser plus d'espace à la pierre! De nouveau, je craignis de subir le même sort. Car, une fois encore, mon domaine allait changer de propriétaire!

Je devais être né sous une bonne étoile. Car mes craintes s'apaisèrent quand une jeune couple tomba sous le charme de la maison et surtout du jardin.
J'étais sauvé! J'ai vu les enfants de ma "nouvelle famille" grandir et eux aussi sont venus jouer sous mon ombre...Leur mère s'occupait, et s'occupe toujours avec passion, du jardin y plantant de plus en plus de fleurs et si j'ai connu quelques moments douloureux du fait d'un voisin que je gênais et qui n' a pas hésité à mutiler ma plus grosse branche, j'ai tenu bon.
Mon tronc se creuse, je suis devenu un très vieil arbre qui par ma taille domine  le quartier mais je compte bien offrir encore longtemps le chant du vent dans mes branches et mon ombre à ceux qui m'apprécient.

 Je pourrais encore écrire des pages entières, entrer dans le détail des vies de tous ceux que j'ai vu défiler sous mes branches. Peut-être un jour.....